Tous les articles par Alain

Décivilisation ?

L’augmentation des tensions dans tous les segments de notre société met sur la sellette nos institutions. A ce propos, le politologue Jerôme Fourquet a pointé « un processus de décivilisation qui s’enclenche » : cette expression a été reprise aussitôt par le chef de l’État, dès le lendemain d’un déjeuner à l’Élysée avec des sociologues, le 23 mai dernier. Pourtant, la notion de « décivilisation » apparaît très connotée : avant même d’avoir théorisé le « grand remplacement », le propagandiste d’extrême droite Renaud Camus avait publié, en 2011, un essai intitulé « Décivilisation ». Certes, personne ne peut nier une multiplication des incivilités et l’apparition de phénomènes de désintégration de la vie sociale. Pourtant, dans une tribune du journal Le Monde du 28 juillet 2023, Edgar Morin préfère parler d’une « crise de civilisation » qu’il faudrait resituer dans la complexité d’une « polycrise mondiale ». Edgar Morin pointe également une « crise de la pensée ». Au-delà de la conflictualité radicale qui semble désormais s’emparer aussi bien des conduites que des propos de tout un chacun, il s’agit effectivement d’aller aux racines plus profondes d’une « tragédie de la culture ».

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L’autocratisation qui vient …

Dans son dernier rapport intitulé « Defiance in the face of autocratization », l’institut V-Dem de l’Université suédoise de Göteborg – dirigé par Staffan Lindberg et Anna Lührmann – soulignait en 2022 que tous les gains démocratiques acquis dans le monde depuis la chute du mur de Berlin en 1989 étaient désormais effacés : « L’expansion massive des droits et des libertés démocratiques qui avait suivi la fin de la guerre froide a été perdue ». Bien plus, l’essentiel de ce reflux démocratique s’est produit au cours de la dernière décennie écoulée. Nous vivons actuellement une vague d’« autocratisation » qui menace toutes les démocraties. Selon cet observa-toire, 70 % de la population mondiale vit aujourd’hui dans une autocratie. L’autocratie correspond à la concentra-tion du pouvoir entre les mains d’un dirigeant « fort » qui prétend incarner à lui seul la volonté du peuple – quitte à bafouer les droits fondamentaux tels que la liberté des médias ou les principes démocratiques de base comme la séparation des pouvoirs – et qui prolonge son mandat au-delà de toute limite. Or, si les coups d’État sont habituel-lement l’expression la plus spectaculaire de l’autocratisation, la nouveauté est que son expansion actuelle au coeur même de démocraties se déroule plutôt de manière rampante et en se dotant d’une façade juridique.

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Tempête sous les crânes progressistes

Nous avons changé d’époque et, désormais, s’ouvre le temps des incertitudes. Avec la guerre en Ukraine, nous sommes sortis d’une période de paix relative en Europe qui a duré plus de 75 ans et nous prenons conscience que les valeurs de respect du droit et de démocratie peuvent être brutalement piétinées. L’Union Européenne semble elle-même avoir été prise de court, tant elle a entretenu naïvement le dogme du libre échange et de la mondialisa-tion économique comme étant le meilleur garant de la paix. De même, nous percevons de plus en plus les effets délétères du dérèglement climatique sur nos modes de vie. Aussi, c’est la notion même de progrès qui est remise en cause : toute la conception sur laquelle les sociétés occidentales se sont développées depuis le XVIIIe siècle est aujourd’hui mise sur la sellette et la décroissance brandie comme solution… Bien plus, la croyance en un progrès des sciences et, plus globalement, de la raison est de plus en plus discréditée. Mais le vacillement des valeurs progressistes n’est pas seulement l’effet de coups de boutoir provenant d’impacts extérieurs : au sein des milieux progressistes, les désaccords, voire les conflits sont tels que le doute s’instille sur la nature des valeurs à défendre. En France, le camp des progressistes apparaît traversé de contradictions si profondes qu’il y perd ses repères.

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Démocratie en transition : les transformations sociétales

Le vocable « sociétal » est, à l’origine, un anglicisme qui a été admis dans la langue française, à partir des années 1970, dans le contexte d’une émancipation décisive des mœurs. Jusque là, les problèmes de la société semblaient relever surtout du traitement de la question sociale : l’émergence d’une modalisation de ces problèmes sous leur forme sociétale a été concomitante du rôle de plus en plus prégnant joué par la société civile. L’accent a alors été mis sur l’adaptabilité des différentes façons de « vivre à sa mode » un même problème, sur des usages innovants pour mener à bien son existence, plutôt que de se référer à une conception figée ou déterministe de la nature humaine, de la société ou de l’histoire. La loi sur l’IVG votée en 1975 a pu être considérée comme l’une des premières institutionnalisations d’une revendication sociétale formulée par les femmes qui avaient décidé de faire reconnaître leur droit à disposer de leur corps, en se faisant entendre à partir de la société civile. Plus proche de nous, la loi de 2013 autorisant le « mariage pour tous » tout comme aujourd’hui la loi sur la PMA témoignent de cette revendication persistante de réaménagements innovateurs des modes de vie, des manières d’être au sein de la société. Cependant, si la fonction des institutions est d’établir avant tout des régulations stabilisatrices pérennes fondées sur des représentations collectives de ce qui est censé être reconnu comme des comportements normalisés, il apparaît que la « normalisation » des transformations sociétales ne va pas immédiatement de soi en raison de leur labilité rétive à toute fixation dogmatique. L’expression des revendications sociétales met plutôt en porte-à-faux les institutions établies. A l’inverse, aucune vie sociale ne peut se passer d’institutions. Dès lors, la « transduction » institutionnelle des transformations sociétales peut apparaître à la fois comme un défi et une nécessité qui témoigne de l’appartenance à une société ouverte.

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Guerre de l’hubris et guerre hybride

« La Démesure (hubris), mère effrontée du mépris ». En imposant la guerre à l’Ukraine, Poutine a exprimé son mépris : mépris de la souveraineté de l’Etat ukrainien, mépris du droit international humanitaire, mépris de la liberté des peuples, mépris du mode de vie démocratique. Toute crise aiguë est en même temps un moment révéla-teur où les masques tombent. En critiquant Lénine pour avoir reconnu des droits aux nezavisimtsi (« indépendantistes ») de l’époque et en dénonçant également la plateforme du parti communiste de l’Union soviétique de septembre 1989 qui garantissait la souveraineté des républiques fédérées, le chef actuel du Kremlin a montré que son bellicisme assumé ne relève pas d’une simple nostalgie de l’ex-URSS, mais bien de vouloir recréer un empire russe : la Novorossia. Cette ambition impérialiste le conduit à prétendre cyniquement imposer sa puissance à des territoires sans tenir compte des peuples, quitte à mener une « guerre totale » à nos portes et à déstabiliser tout le continent européen. La singularité de ce nouvel impérialisme est de mobiliser toutes les armes de la « guerre hybride », jusqu’à menacer d’utiliser des moyens surpuissants.

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« Cancel culture » ou barbarie ?

Sur les réseaux sociaux, tous les paradoxes semblent aujourd’hui permis. Ainsi, ceux qui y revendiquent avec véhémence la plus grande liberté d’expression sont souvent les mêmes qui, se découvrant une vocation justicière intraitable, jettent l’opprobre sur un individu et le clouent au pilori du tribunal médiatique. La « cancel culture » qui sévit maintenant aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe est devenue la nouvelle figure de l’intolérance. Outre Atlantique, en juin 2020, un collectif de plus de cent cinquante intellectuels s’était déjà élevé contre les dérives de ce nouveau type de lynchage. Mais il ne s’agit pas simplement d’une nouvelle forme de censure : parler ici de culture est une imposture, puisqu’une telle attitude tourne le dos à toutes les valeurs associées à cette notion prise aussi bien dans son acception universaliste comme accès aux Lumières de la raison que dans son sens particulariste renvoyant à un partage de mœurs et de formes symboliques permettant de vivre ensemble.

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Fragile démocratie

Comment comprendre qu’un président américain sortant ait pu dénier les résultats légaux d’une élection présidentielle, au point de susciter un assaut insurrectionnel sur le Capitole, lieu le plus emblématique de la démocratie américaine? Expliquer les tenants et aboutissants d’un tel événement n’est pas seulement un enjeu pour les américains, mais également pour tous ceux qui, attachés à la démocratie, sont aussi conscients de sa vulnérabilité. Car, de ce côté-ci de l’Atlantique, la démocratie est aussi menacée par le conspirationnisme de la «mob rule», au point que, sous prétexte de remédier à ses imperfections, celui-ci n’hésite pas à remettre en question ses institutions.

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Infodémie sur pandémie

Toute crise est propice aux extrapolations fantaisistes, a fortiori une crise sanitaire: ainsi, une pandémie peut affecter non seulement les corps, mais aussi les esprits. Le confinement a «acutisé» la propagation des théories les plus délirantes sur les réseaux sociaux qui sont devenus plus que jamais le refuge d’un monde parallèle uni par une défiance maladive. Lutter contre ce mal que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a appelé «infodémie» -c’est-à-dire la propagation de croyances trompeuses -peut s’avérer cependant aussi difficile que le combat contre un nouveau virus. Cette prolifération d’infox à laquelle nous avons assisté participe surtout d’un déni de réalité qui a pris de multiples formes.

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Le complotisme est un mal endémique en temps de pandémie

Publié le 19 avril 2020 dans Le Monde

A l’ère de la post-vérité, il n’est pas étonnant de voir fleurir le conspirationnisme, mais quand s’ajoute à ce contexte une crise sanitaire majeure, les thèses complotistes resurgissent avec encore plus de virulence. Le complotisme est un mal endémique en temps de pandémie.

Le confinement favorise l’expression des théories les plus délirantes sur les réseaux sociaux qui deviennent le refuge d’un monde parallèle uni par une défiance maladive. Ainsi, une pandémie atteint non seulement les corps, mais aussi les esprits, en les rendant alors incapables de discriminer le vrai et le faux. Lutter contre ce mal que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a appelé « infodémie » peut s’avérer cependant aussi difficile que le combat contre un virus inconnu.

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La parole est-elle totalement libre dans l’espace public ?

Est-il légitime de s’exprimer sans retenue dans l’espace public ? Sous prétexte de liberté d’expression, peut-on justifier l’injure publique et les propos diffamatoires dans les réseaux sociaux ou dans certains médias complaisants ? Dans son dernier ouvrage, Olivier Beaud met en garde : «Aucune liberté n’est absolue; toute liberté rencontre des limites, y compris la liberté d’expression». Car souvent, à travers les personnes visées par la violence verbale, ce sont les institutions républicaines elles-mêmes qui se trouvent menacées, au nom d’une conception populiste de la démocratie. Mais inversement, vouloir fixer des limites ne revient-il pas à instaurer un délit d’opinion? La République peut-elle se défendre sans trahir ses principes?

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