L’artiste affiche son projet de façon apparemment anodine : « Paysages choisis », mais au contact de l’œuvre la formule se révèle subversive. Qui dit choix dit ici réappropriation radicale ! Pourquoi opérer un tel dépaysement de son propre pays, si ce n’est le prix de sa liberté ? Car il ne s’agit pas de se soumettre au despotisme des lieux, de les « représenter » servilement, mais de s’en affranchir pour les reconstruire dans un espace différent, reconfiguré et transfiguré.
D’abord ruser avec ce terroir si souvent caricaturé, en le soumettant à une vue aérienne : imposer une verticalité pour libérer le paysage de ses pesanteurs chtoniennes et de ses clichés touristiques. Pour effectuer cette ascèse, il s’agit de prendre de la hauteur, de se donner de l’air, de désenclaver le paysage : l’outil technologique de Google Earth offre ici une nouvelle clé. Mais ce n’est encore qu’une étape transitoire, car l’espace recréé est loin d’être abstrait. Au contraire, le paysage épuré est résolument remodelé, réaménagé, réhabité, tout en gagnant en universalité. Un pays n’est pas fait que de limites, de contours, de « coins », mais de passages, d’ouvertures, d’horizons…
La disjonction de l’espace plastique vis-à-vis des lieux permet de rédimer leur finitude. N’est-ce pas la racine même du mot espace (en grec, spaô) que de signifier « tirer hors de, extraire, étirer au point de déchirer » ? La technique artistique opère ici sur le topos familier un travail d’extension pugnace, de fragmentation, pour se placer résolument dans l’Ouvert*. Soumis à une dislocation salutaire, le paysage est littéralement sculpté et rebâti par l’artiste : il fait alors apparaître des sillons, des tracés, des dénivelés, des lignes de crêtes, des écartements, des intervalles, des passages insoupçonnés, des issues esquissées, des tronçons qui s’ébauchent et se chevauchent, d’invisibles correspondances … On peut penser aux « chemins qui ne mènent nulle part » du philosophe rustique**, mais ici il ne s’agit plus simplement de chemins recouverts d’herbes qui s’arrêtent en lisière de forêts, comme au bout du monde : plutôt des perspectives ouvertes par une exigence artistique tenace, imposant du haut de l’atelier les lois de son imaginaire. L’artiste devient alors le paysagiste d’espaces u-topiques, d’émancipation vis-à-vis du locus originel.
Mais le dépaysement est aussi intérieur et initiatique. D’anamorphoses en métamorphoses, la multiplication des points de vues incite à une expérience, au sens étymologique du terme : une traversée périlleuse au bout de laquelle s’ouvrent de nouveaux accès au regard. A l’encontre de ceux qui souffrent malheureusement de la « cécité à l’aspect », il incite au « seeing as »***, au « voir autrement » ce qui nous semble le plus familier, à accéder à une « mentalité élargie ». Plus que des chemins, il s’agit de se prêter à un cheminement personnel : se distancier de ses habitudes pour mieux s’approfondir soi-même, par un déplacement intime, peut-être même un arrachement à ses racines.
L’œuvre offerte ici confirme que la démarche artistique ne vaut que pour nous sortir des sentiers battus et, en ce sens, Michel Barjol est bien plus qu’un paysagiste… Nulle mise en scène d’un donné trop bien reconnaissable, mais plutôt sa fracturation pour en libérer les possibles enfouis et transformer ainsi les chemins des paysans en autant de cheminements dépaysants.
Alain Cambier, Lille, août 2013
* Cf. Rainer Maria Rilke, 8ème élégie de Duino.
** Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part : « Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent, se perdent soudain, recouverts d’herbes, dans le non-frayé ».
*** Cf. Wittgenstein, Recherches philosophiques, XI.